vendredi 4 novembre 2011

Les enfants du courage (Children of Courage)


(English translation below) 

Il est mort à six ans. La première et la dernière fois que je l’ai vu, il me disait qu’à l’hôpital de Paris, la nuit, il avait vu la Tour Eiffel illuminée par la fenêtre de sa chambre. Il souriait à ce beau souvenir. Il avait déjà perdu presque toute sa motricité du fait de sa maladie. Une maladie dégénérative extrêmement rare détruisait toutes les fibres nerveuses de son corps, muscles, sensations, organes internes. J’ai rencontré ses parents, très agités, extrêmement troublés, qui ne comprenaient pas que leur fils ait une maladie inexplicable, venue de nulle part. Personne n’avait la moindre idée de comment la soigner ou ralentir son évolution. La mort l’a emporté en quelques mois.

Je me souviens souvent aussi d’un autre petit garçon, un cas très différent. Très handicapé à la naissance, né d’une grossesse très difficile, il vivait dans des attelles pour limiter ses mouvements violents et restait le jour et la nuit attaché, bloqué dans ces entraves. La journée, il se déplaçait poussé par les adultes sur son fauteuil roulant. Il avait un humour très caustique que les soignants appréciaient. Pour ma part, j’avais l’impression qu’il cherchait à nous protéger et surtout, à protéger ses parents, en cachant sa souffrance. Mais je me trompe peut-être. Il est mort dans son sommeil, une mort inexpliquée. Je l’ai appris quelques années après avoir quitté l’école spécialisée où je travaillais comme psychologue clinicienne. Il devait avoir environ huit ans – huit ans de souffrance physique quotidienne.

Nous avions tous beaucoup d’affection également pour un enfant au visage angélique, totalement tétraplégique, très intelligent et passionné de sciences. Sa maman, une belle jeune femme, l’élevait avec l’aide de ses parents. Son père les avait quittés. Après avoir quitté l’école, j’ai appris qu’il avait été la victime d’un éducateur qui avait abusé de plusieurs enfants –condamné ensuite à vingt ans de prison. Je ne pouvais pas croire qu’un malheur d’une telle ampleur puisse frapper une fois de plus ce garçon et sa mère. On pense naïvement, on espère, que le malheur va s’arrêter à la porte de ceux qui ont déjà tellement souffert. Mais non. Le malheur peut encore décider de frapper à nouveau. A chaque fois que je pense à lui, j’ai un pincement au cœur.

Malheureusement, il y avait beaucoup d’autres enfants dans la souffrance dans cette école pour enfants handicapés. Je ne les connaissais pas tous. Il y avait ce garçon blondinet qui allait régulièrement voir ma collègue pour trouver près d’elle un soutien psychologique. Il avait des troubles moteurs et peut-être un petit retard intellectuel, mais son handicap n’avait rien de très extraordinaire comparé aux autres enfants de l’école. Il avait perdu sa mère. À la suite de cela, son père avait décidé de cesser de boire. En voulant sans doute arrêter de boire soudainement et sans aide médicale, il avait fait un delirium tremens dont il était décédé. Cet enfant était non seulement handicapé, mais seul au monde désormais. Il doit être adulte maintenant et j’espère qu’il a près de lui des proches pour le soutenir. Sa vie ne doit pas être facile.

J’avais 24 ans lorsque j’ai été recrutée dans cette école comme psychologue. Je pensais que je comprenais la souffrance des gens parce que j’avais moi-même beaucoup souffert de la perte de ma mère et une petite voix me disait qu’il n’y a pas de souffrance pire au monde. Mais j’allais vite l’apprendre : perdre sa mère est horrible, mais j’aurais pu aussi souffrir de mille autres choses qui ne me sont jamais arrivées, comme de perdre aussi mon père, perdre ma santé, perdre ma faculté de penser, souffrir d’un handicap terrible, être violée par un pervers et d’autres choses plus horribles les unes les autres. Peut-être dans le futur allais-je perdre un enfant ou voir mon enfant souffrir d’une maladie terrible ou d’un handicap irréversible ?

Depuis, quoi qu’il m’arrive dans la vie et surtout désormais alors que je fais face à un cancer très difficile à traiter, la petite voix me rappelle tous les jours : « Ça pourrait être pire ».

Nous avons de la chance lorsque nous sommes en bonne santé, de la chance d’avoir une famille qui nous aime, de la chance lorsque nous avons des enfants en bonne santé, de la chance lorsque nous sommes dans un pays riche où nous pouvons recevoir une longue éducation et des soins optimaux dans des hôpitaux bien équipés. De la chance d’être encore vivants, de pouvoir regarder un écran, de savoir lire, de pouvoir taper sur un clavier d’ordinateur…

Prendre de la perspective aide à être courageux. Nous allons continuer sur le chemin de la vie qui est fait de surprises, bonnes et mauvaises. Pour le moment sur mon chemin se trouve le cancer. C’est un moment difficile. Mais les souvenirs des enfants que j’ai rencontrés à cette école, dans le service d’oncologie où j’ai effectué un stage, ou encore les enfants des quartiers pauvres que j’ai rencontrés en Inde et en Afrique du Sud lorsque je travaillais sur les effets de la sous-alimentation sur la santé mentale, me donnent le courage de rester silencieuse et de résister à la tentation de me complaire dans mon malheur et de me laisser être submergée de douleur. Le courage vient quand on se dit que, malgré toute la peine dont nous pouvons souffrir sur le moment, nous avons quand même vraiment de la chance !
 


***
English translation


He died at age 6. The first and last time I saw him, he told me that while in the hospital in Paris, at the night he could see by the window of his bedroom the Eiffel Tower illuminated. He smiled as he said that. He had already lost most of his motor skills because of his illness, an extremely rare disease that was attacking all the nerves in his body. I met his parents, very agitated, extremely troubled, who did not understand that their son had an inexplicable illness, coming out of nowhere, and that absolutely no one had any idea how to cure it or slow down its progression.

I also remember another boy, a very different case. Severely handicapped at birth, born of a very difficult pregnancy, he lived in splints to restrict its violent movements and remained day and night attached, his entire body, from neck to toes, stuck in splints. During the day, he could move around only pushed by adults on a wheelchair. He had a very caustic sense of humour and adults who took care of him to appreciated that. Personally, I felt he was trying to protect us, and especially his parents, by covering his suffering with this simulated joy. But perhaps I was wrong. He died in his sleep, the causes of death remaining unexplained. I learned about his death after leaving the school. He must have been about eight years old, which I thought were eight years of daily intense physical suffering.

We were also very fond of MA, a child with an angel face, totally quadriplegic, very intelligent and passionate about science. His mother, a young beautiful woman, was raising him with her parents help. His father had left them shortly after learning about his disability and had founded another family. After leaving school, I learned that he had been the victim of an educator who had molested several children _ the educator was sentenced to twenty years. I could not believe that another horror had struck this boy and his mother again. You would think that misfortune would leave them alone, and that one misfortune by family is enough.

And unfortunately there were many others. I did not know them all. A blond kid used to go regularly to my colleague’s office to find comfort. He had motor problems and perhaps a little mental retardation, but his handicap was nothing very extraordinary compared to many school children who were in this school. Marie, the other psychologist, told me his story, a very sad story. He had lost his mother a few years back. Following this, his father decided to stop drinking. He might have tried to stop cold, without medical assistance, had delirium tremens, and died. This child was not only handicapped, but alone in the world now. He must be an adult now, and I hope he has relatives to take car of him.

I was 24 when I was hired as a clinical psychologist in this specialised school. I thought I could understand the suffering of people because I had suffered greatly from the loss of my mother and a little voice often told me that there is no worse pain in the world. But I would soon learn this: losing your mother is horrible, but I could also have lost my father, lost my health, lost my mind,be raped by a maniac, suffered from a terrible handicap, and other horrible things. And who knows, perhaps in the future, I would lose a child, or see my child suffer from a terrible disease or an irreversible disability.

Since then, whatever happens in life, especially now when I face a cancer which is difficult to treat, a little voice reminds me every day: "It could be worse."

We're lucky when we are well and healthy, lucky when we have family, lucky to have children in good health, lucky to live in a safe place, or to be born in a rich country where we can get an education and good health care in modern hospitals. Lucky to be alive, to be able to watch a screen, to be able to read, and to be able to type on a computer keyboard. 

Putting things in perspective helps to be brave. We will continue our journey and there will be new surprises, good and bad ones. We are all going to suffer at some point. I am fighting with a cancer and will not deny that it is difficult. But the memories of the many children I encountered in this school, and in hospitals, and later on the children living in poverty that I saw when working on the issues of malnutrition in India and in South Africa, give me the courage to remain silent when it would be tempting to complain loudly and to let myself be overwhelmed by pain. The courage comes when we can tell ourselves that, in spite of the pain that we may be enduring right now, we are still among the very lucky ones!



Zestienhaven Park, Rotterdam, Oct 2011

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