Les journées peuvent sembler interminables à l’hospice, et
je cherche à structurer un peu mes journées avec des routines, pour ne pas
commencer la journée avec l’angoisse du vide, du « je n’ai rien à faire ».
Aquarelle le matin, lecture l’après-midi, visites des amies, routine des horaires
des soins infirmiers et des repas. Restent de nombreux moments où la fatigue et
l’ennui m’assaillent. Que faire maintenant ?
À Astrid, l’artiste qui nous rend visite bénévolement une
fois par semaine, je décrivais ainsi mon impression : « Parfois,
j’ai juste envie de colorier ou dessiner un truc sans réfléchir. Occuper mes
mains. Être occupée sans penser. Ne plus voir le temps passer.
« Comme faire du mandala ?
- Je sais pas, j’ai jamais fait ça. C’est du
coloriage, c’est ça ?
Astrid m’explique : un mandala est un dessin,
généralement concentrique, symbolique d’un voyage de l’intérieur de son corps à
l’extérieur, vers le monde et l’univers. Le mot vient du tibétain et signifie
« cercle ». La fabrication du mandala est utilisée comme une
technique spirituelle de méditation dans plusieurs religions asiatiques. J’ai
déjà vu un mandala fait au sable coloré, au musée ethnique de Rotterdam. J’ai
été extrêmement impressionnée par la délicatesse de ses dessins.
« Je t’apprendrai à faire des mandalas si tu veux, la
semaine prochaine.
- Ok !
Un truc nouveau, ouf, youpi, ça va m’occuper ! Toujours
prête pour une nouvelle expérience !
Une petite voix pourtant me souffle que je risque de ne pas aimer
le coté répétitif des dessins ou le fait qu’il impliquera beaucoup de
coloriage. Je suis adulte, faire du coloriage, bon, je ne veux pas critiquer,
mais cela semble… inutile. Je n’aime pas perdre mon temps, même, et surtout, en
fin de vie.
Le temps est si précieux. C’est paradoxal mais malgré mes journées vides, je n’ai pas de temps à perdre.
Au téléphone, une amie psy à qui je parle du projet me dit
que colorier du mandala est très thérapeutique pour les personnes angoissées.
C’est un exercice qui oblige la personne à se calmer, à se recentrer. Elle
l’utilise d’ailleurs avec certains de ses patients parmi d’autres exercices
d’ancrage dans le présent, pour améliorer leur concentration. Quoi, ma copine,
tu donnes du mandala à colorier à tes patients adultes !? Je suis
scotchée. Et de plus en plus curieuse.
Le grand jour arrive. Astrid a apporté le matériel et
m’installe devant une feuille blanche carrée. Elle met à ma disposition un compas,
une équerre et des pointes fines noires de différentes tailles. Je peux aussi
utiliser des petits pochoirs, feuilleter quelques livres d’exemples pour
l’inspiration. Elle nous asperge d’un produit tibétain censé éloigner les
énergies négatives. Ça commence bien. Je n’y crois pas du tout à ces trucs là,
mais elle est si enthousiaste que je le prends avec le sourire.
Nous commençons. D’abord, je dois tracer des cercles
concentriques avec le compas. On commence par le point du milieu. Je trace huit
signes identiques tout autour de ce point central. Puis je choisis un nouveau
signe et dessine la deuxième couche. À la troisième couche, je compte les symboles.
Je vais devoir dessiner trente-deux nouveaux symboles. Oulala! Mais ensuite ce
sera deux ou trois fois plus… L’impatience commence à poindre son nez. Ils sont
bien grands ces cercles. À minuit, on y sera encore, dis-je ironiquement, à
Astrid.
Je feuillette ses livres pour trouver quelques idées. J’essaie
de me montrer intéressée mais je suis loin d’être excitée. Au bout de quelques
minutes et à quelques petits centimètres du point de départ, l’activité
m’endors. Je me sens très fatiguée et je demande à arrêter. Le début n’est pas
mal, visuellement parlant. Le dessin noir et blanc fait penser à un petit napperon
exécuté au crochet.
Mais le premier bilan est, somme toute, plutôt négatif. Je
n’aime pas trop l’activité à vrai dire. C’est ennuyeux et répétitif, pas assez
créatif pour mon goût.
Ce soir-là, j’attends que mon dîner soit servi dans ma
chambre. Le mandala est sur la table. J’ai envie le finir malgré tout. Je
reprends, et hop ! une nouvelle couche de symboles. Je tourne le papier
pour aller plus vite, hop ! hop ! hop ! des ronds, des ronds,
des ronds, et maintenant des triangles...
Pendant que je dessine en attendant mon repas, des pensées
angoissantes se mettent à m’envahir : « Je suis en fin de vie, et
c’est tout ce que j’ai à faire !? C’est un truc répétitif et inutile ».
Je rumine du noir. « Quand je fais mes aquarelles, c’est pareil
finalement, ça ne sert à rien ! ».
Le mandala serait censé me détendre ?! Au lieu de me relâcher,
je repense au sens de ma vie, ou plutôt à son absence de sens. J’étais une
scientifique autrefois… Et là, je dessine des triangles qui se répètent.
Heureusement, les leçons apprises par la méditation de pleine
conscience m’aident à reconnaître là mon bon vieux pilote automatique. Le juge.
Le critique. « Rien n’est jamais assez bien pour Madame Catherine. Madame Catherine
n’en fait jamais assez. Madame devrait être entrain de faire un truc
intelligent et important, sauver le monde… »
Je commence alors à contempler l’activité sous un jour
nouveau. Et si le mandala m’aidait, non pas pour occuper mes moments de fatigue
et d’ennui, mais comme activité de méditation ? Puisque j’adore dessiner
et puisque je n’ai plus envie de méditer en position assise simple, je pourrais
méditer durant une activité choisie. Le dessin.
Je décide alors que je vais finir celui que j’ai commencé, mais
pas n’importe comment. Je vais tenter de le terminer en transformant l’exercice
en activité de méditation de Pleine Conscience. Se concentrer sur l’’exécution
des dessins, et sur les sensations corporelles, émotionnelles et les pensées
qui l’accompagnent. Se concentrer sur le présent, sur ce qui est, là,
maintenant, au moment où je le vis. Regarder passer les angoisses sur l’avenir,
sans les juger, et les laisser passer pour mieux se concentrer sur le présent. Se
concentrer sur le dessin et le processus, plutôt que sur son résultat. L’important
c’est le voyage, plus que la destination.
Le lendemain soir, le dessin est fini. Je commence à le colorier…
et je découvre que je le fais avec plaisir. J’ai mis en route une musique douce
avec des sons de la nature. Je me concentre sur chaque morceau à colorer. Je ne
cherche pas à finir très vite, au contraire, je prends tout mon temps. Les
pensées et émotions arrivent bien sûr au galop. Je prends conscience de
beaucoup d’émotions tristes. Je prends mon journal intime et j’écris plusieurs
pages de tous ces sentiments négatifs, ma colère, ma frustration, ma
culpabilité vis-à-vis de mon fils… Bien sûr que
je suis triste et en colère, et que tout m’énerve en ce moment. Et j’ai raison.
Je suis dans une situation détestable et je voudrais être n’importe où sauf
dans ma situation présente... Je me vide sur les pages de mon journal…
Et je reprends mon
coloriage méditatif. Je me concentre…
L’infirmière frappe à la porte pour me donner mon traitement
du soir. Il est dix heures du soir ?! Je n’ai pas vu le temps
passer ! Cette nuit-là, je dors beaucoup mieux et plus longtemps que d’habitude.
Merci Nedjma qui fait
colorer ses patients ; merci Caroline qui m’a expliqué pourquoi elle adore
colorier ; merci Astrid pour m’avoir guidée dans cette direction ! 😊