mercredi 26 décembre 2012

Rassembler les morceaux (Picking Up the Pieces)

(English version below)

Etre une "survivante du cancer" est beaucoup plus difficile que je ne l'imaginais. La moindre douleur, un petit truc, le ventre qui gargouille un peu plus que d'habitude, un ongle qui casse... tout dans mon corps semble me rappeller que j'ai eu le cancer, et qu'il pourrait revenir, et que la maladie est peut-être même déjà de retour.

Mes humeurs sont imprévisibles -- même si j'ai la force et la civilité de me cacher lorsque les larmes me montent aux yeux. Je ne sais même par pourquoi je suis triste au moment où je le suis. La pensée de ma mort s'impose et je visualise: qui sera à mon chevet, qui videra mon appartement.. et puis je chasse toutes ces pensées morbides qui n'avancent à rien... je commence à me sentir mieux... et les pensées tristes reviennent... puis repartent...

Après avoir remis mon corps à peu près en marche, ce sont les pensées, les humeurs, les émotions, les douleurs toutes chamboulées qui demandent mon attention. C'est comme si des morceaux de pensées et d'émotions voletaient dans mon esprit, en désordre, comme des papillons fous dans mon cerveau.

Prendre des décisions est pénible et fatigant. Je prends parfois une décision, très sûre de moi, et puis non, je change d'avis, également très sure de moi. Ou bien au contraire j'hésite pendant des heures sur une décision mineure: aller au supermarché maintenant ou demain? Quel menu pour Noël?... Mes resources mentales sont ailleurs. Les émotions arrivent de partout et les pensées semblent inachevées et sans rapport les unes avec les autres. Coqs à l'ânes. Tout et son contraire.

Pourtant au quotidien, je "fonctionne". La machine s'est lentement remise en route. Mais la machine n'est pas encore bien huilée: bien souvent, je m'arrête, le regard perdu, et je pense... quand je sors de ma rêverie, une heure entière s'est écoulée et je ne sais plus à quoi je l'ai passée. Cette rêverie éveillée me permets peut-être de remettre mes idées en place. Il faut laisser du temps aux pensées pour se poser et se réorganiser.

Mon impression est celle d'un miroir brisé dont il faut recoller les morceaux. Les morceaux de moi, un morceau de rire, un morceau de tristesse, de la colère, de la peur, la peur pour moi, pour mon enfant; défilent des bouts de films imaginaires comme l'image de mon fils orphelin à mon enterrement, alternant avec des scènes de vie bien réelle et belle, celle de mon fils rentrant de l'école avec des notes excellentes en mathématiques, et puis l'amour de mes proches qui rend ma vie plus douce et me soutient, les petits moments qui rendent la vie si agréable comme le plaisir redécouvert de cuisiner ou de se plonger dans un bon livre...

J'ai trouvé un petit truc qui a marché pour moi: adopter une certaine attitude quant au futur, qui permet de prendre des décisions dans la vie quotidienne, et aide à concilier certaines pensées et émotions contradictoires. Cette idée m'est venue quelques minutes après une séance de yoga.

La prof de yoga nous avait demandé à la fin de l'entraînement de pratiquer une méditation où nous allions prendre conscience de nos différents "moi": le moi des émotions, le "moi" des pensées, et celui des sensations corporelles. Nous devions nous concentrer sur ces "moi" et les amener à la conscience un par un, puis penser à tous ces perceptions ensemble, à un moment donné. L'objectif était de parvenir à penser à toutes ces choses ensemble en les intégrant au même moment, pour se sentir entier et harmonieux.

Sur le coup, j'ai éccarcillé les yeux et ai pensé: "Qu'est-ce que c'est que cette connerie?" Ah pardonnez-moi, mais depuis que j'ai appris à mieux prendre conscience de ma colère, je me parle à moi-même en termes crus parfois! Je me suis vite ressaisie: "pourquoi pas, après tout, je suis là pour apprendre". Rien de bien miraculeux ne s'est produit. Mais l'idée a du faire son cheminement par d'invisibles méandres car c'est en rentrant à la maison que j'ai eu une impression d'avoir franchi un pas dans la résolution du puzzle.

J'étais bien consciente d'avoir des émotions opposées à quelques minutes d'intervalle. Parfois je pleurais en pensant à la mort très proche, et parfois je savais tout à fait profiter du moment présent, en pleine conscience et je pensais soudainement à la possibilité que je pourrais peut-être vivre encore 30 ans! Les pensées sautaient d'une hypothèse à une autre à vive allure, à gauche, à droite. Je n'arrivais plus à stabiliser l'idée d'un futur, ni me plaire à l'imaginer en souriant: parfois le futur faisait partie de mes pensées, et parfois il disparaissait, hapé par un retour probable du cancer.

L'étude la psychologie nous apprends que nous nous forgeons une histoire de notre vie en rassemblant et en interprètant nos souvenirs, et que cette l'histoire de notre vie n'est qu'une grande illusion, mais une illusion nécessaire. Notre vie est faite de moments pour la plupart oubliés, mais nous la réorganison en mémoire pour la transformer en une narration logique où les idées sont congruentes entre elles. Nous sélectionnons et modifions sans cesse nos souvenirs à mesure que notre vie se déroule (en général en faisant en sorte que notre égo n'en souffre pas trop). Cette illusion est la base de notre identité présente et de notre bonheur... ou au contraire de notre malheur pour certains (à lire: Et si le Bonheur vous Tombait Dessus, de Daniel Gilbert; en anglais: Stumbling on Happiness).

De manière similaire, nous inventons un avenir de rêve et imaginons que notre avenir sera plus heureux que le présent. C'est également une grande illusion car le plus fort prédicteur de notre niveau de bonheur futur est en fait notre niveau de bonheur actuel - plus d'une étude l'a montré. C'est que le bonheur dépend de nous et de notre état d'esprit, de nos habitudes de pensée, plutôt que de notre situation ou de nos événements de vie. Et pourtant, nous vivons dans l'illusion d'un avenir fait de belles choses que nous voulons "faire" et "avoir" plutôt que de nous foculiser sur notre manière d' "être"...

L'histoire de vie est chahutée et détruite pendant l'épreuve du cancer. De plus, le futur n'y a plus place. Lorsque le moment arrive de quitter l'hôpital, en rémission, nous sommes confrontés à l'histoire de notre vie en morceaux et un grand vide dans l'histoire à écrire de notre bonheur futur imaginaire. Comment continuer à vivre puisque toutes cette histoire a été interrompue et que nous ne savons plus quoi faire?

Il faut réinventer la grande illusion de notre futur. Imaginer notre futur, de nouveaux rêves, oser à nouveau mais en étant maintenant conscient que la perte de l'illusion est immensément douloureuse. Il faut pourtant y réussir pour reprendre les décisions de la vie quotidienne en fonction de nos nouvelles priorités, sans se poser mille questions à chaque minute.

Ainsi, autrefois ("autrefois"... je parle comme une grand-mère, je veux simplement dire: avant le diagnostique de cancer!), je me disais que j'avais encore 50 ans à vivre si je pratiquais régulièrement un sport. C'était une théorie assez simple. C'était mon illusion, mon hypothèse. J'avais devant moi beaucoup de belles choses qui m'attendaient.

L'idée m'est donc venue de me demander : qu'est-ce que je veux vraiment, est-ce que je veux encore vivre 30 ans ou bien être morte dans 6 mois? Je sais que je n'ai que peu d'influence sur ce cancer, mais si je pouvais choisir? Réponse immédiate: Je veux encore vivre longtemps, et non seulement vivre mais surtout bien vivre, m'amuser, apprendre, et aimer et partager le plus longtemps possible.

Solution, Catherinette? Au lieu de changer de perspective, virevolter à gauche puis à droite comme une feuille morte, futur-no-futur, donne toi une ligne droite à suivre - une ligne de pensée qui te permet d'avancer droit devant, un compromis entre les deux options. Entre 6 mois et deux ou trois décennies? Résultat: "Je veux vraiment vivre au moins encore 7 ans pour voir William entrer à l'université ".

C'est drôle mais soudain l'idée était limpide: "Je vais essayer de vivre encore 7 ans!" En une phrase, il y a l'histoire de ma vie comme je l'imagine dans les prochaines années. Dans l'expression "je vais essayer", le doute mais aussi l'espoir; et dans l'objectif de "7 ans", il y le réalisme mais aussi l'espoir que de nouveaux traitement seront disponibles si je tiens assez longtemps.

Je ne pense pas pouvoir à ce stade influencer le retour ou non du cancer - soit les traitements ont eu raison des cellules, soit elles sont encore vivantes et vont reprendre leur multiplication et leur attaque à un moment donné. Cependant, je crois qu'il est possible d'influencer un peu la rapidité de la progression du cancer, s'il est encore là, par l'activité physique, une bonne nutrition et une bonne hygiène de vie en général y compris sur le plan psychologique.

C'est pourquoi je rassemble ma peur et mon espoir, sentiments et pensées contradictoires et difficile à concilier, en une seule phrase, une attitude, modeste mais ferme: Je vais essayer. Voilà, une solution momentanée. Quelques pensées opposées à l'extrème peuvent désormais coexister en même temps dans mes pensées, aider mes prises de décision, me laissant en paix pour le moment, m'aidant à regarder droit devant moi et à avancer sans tituber à chaque pas.

***

Being a "cancer survivor" is much more difficult than I imagined. Any pain, a little something, stomach rumbling a little more than usual, a broken nail ... everything in my body seems to remind me that I had cancer, that it could come back, or that the disease may be back already.

My moods are quite unpredictable - even if I have the strength and civility to go hide when tears come up to my eyes. I do not even know why I'm sad when I am sad. The thought of my death imposes itself and I visualize it too often: who will be at my bedside, who will empty my apartment .. and then I push away all morbid thoughts that keep me from going forward... When I'm starting to feel better, sad thoughts return... and then they leave me alone... and come back... and again.
After taking so much care of my body, now my mind, my thoughts, moods, emotions, pains are playing trick on me and require my attention. It is as if pieces of thoughts and emotions fluttered in my mind, messy, crazy like scared butterflies flying in panick inside my brain.

Making decisions is hard and tiring. I sometimes take a decision _ very assertive... only to change my mind _ also feeling very assertive. Or on the contrary, I hesitate for hours on a minot decision, like wether I should go to the supermarket now or tomorrow; or what I will cook for Christmas diner. My mental resources are elsewhere. Emotions come from everywhere and thoughts seem incomplete and unconnected with each other. Everything and its opposite seems to co-exist and seems to fight to get my attention.

Yet, in every day life generally speaking, my body and mind seem to "work". The machine is slowly restarting. But the machine is not yet well oiled. Too often, I stop in what I am doing, staring at nothing, and lost in thoughts... when I go out of my reverie, a whole hour has passed and I do not know on what I spent it. This daydreaming allows me perhaps to put my ideas into place. I must allow time for thoughts to arise and reorganize.

My impression is that of a broken mirror from which I have to pick up the pieces to reassemble it. Pieces of me, a piece of laughter, a bit of sadness, anger, fear, fear for myself, my child. There are imaginary movies playing up there, a picture of my son an orphan at my funeral alternating; there are also beautiful scenes of real life like that of my son coming back from school with excellent marks in mathematics. There is the love of my family which makes my life sweeter and supports me, the little moments that make life so pleasant as rediscovered the pleasure of cooking or diving into a good book ...

I found a little trick that worked for me: adopt a certain attitude about the future seems to help me make decisions in daily life, and help to reconcile some conflicting thoughts and emotions. This idea came to me a few minutes after a yoga session.

The yoga teacher had asked us at the end of a training to practice a meditation during which we would try to become aware of our different "I": the ego, the emotional "I", the thinking "I", and the body "I"... We should focus on the "Is" and bring them to consciousness one by one, then think about all these perceptions together at one time. The goal was to think of all these things together by integrating at the same time, to feel whole and harmonious.

At the time, I opened my eyes wide and thought: "What is this bullshit?" Ah, forgive me, but since I learned to become more aware of my anger, I'm talking to myself in rough terms sometimes! I quickly corrected myself and thought "Why not, after all, I'm here to learn." Nothing really miraculous happened afterwards. But the idea must have made its path in invisible meanders because, during my ride back, on my way home, I had an impression that I could make one more step in solving the puzzle- the broken mirror I mean.

I was well aware that my moods were changing every few minutes. Sometimes I cried thinking about my death coming too soon, and sometimes I was able to enjoy the present moment, in mindfulness and being aware there was also a good possibility that I might live another 30 years! Thoughts jumped from one event to another at high speed, left, right. I could not stabilize the idea of a future: sometimes the future was in my thoughts, and sometimes it disappeared, grabbed by a probable return of the cancer.

The psychology study teaches us that we tell ourselves a story of our lives by collecting and interpreting our memories, and that the story of our life is one big illusion, but a necessary illusion. Our life is made of moments mostly forgotten, but we reorganise memory to transform it into a narrative logic where ideas are congruent with each other. We select and modify our memories constantly as our life unfolds (usually by ensuring that our ego doesn't suffer). This illusion is the basis of our present identity and our happiness ... or on the contrary, the basis of unhappiness for some others (cf. by Daniel Gilbert: Stumbling on Happiness).

Similarly, we invent a future, and we dream and imagine that our future will be happier than our now. This is also a great illusion as the strongest predictor of our future happiness level is in fact our current level of happiness - more than one study has shown this. Happiness depends on us and our state of mind, habits of thought, rather than our situation or our life events. And yet, we live in the illusion of a future good things that we "do" and "have" rather than to focus us on our way to "be" ...
The history of our life suddendly interrupted, abused and destroyed during the trial of cancer. In addition, the future is no more in place. When the time comes to leave the hospital, in remission, we are confronted with the story of our lives torn apart; there is a large gap in our story, between the new now and happiness as we had imagined it in our future. How can we continue to live as one person, in our entirety, with our new identity, now that our story has been discontinued and that we don't know what to do?

We need to reinvent our future _ the great delusion. We need to imagine our future, new dreams, dare again to imagine and to hope. Of course, we are more aware that the loss of this illusion is immensely painful. But we must succeed to take decisions everyday based on our new priorities without procrastinating and asking ourselves a thousand questions every minute for the tiniest decisions.
Once ("once" ... I speak as a grandmother, I just want to say before the diagnosis of cancer), I thought I had another 50 years to live if I practiced sport regularly. It was a fairly simple theory. It was my illusion, my hypothesis. I had the illusion of many beautiful things waiting for me in the future. So now what?

The idea that came to me to put these pieces together is to reconstruct this illusion of a future, even for a short period of time. Do I really want to live for 30 years or be dead in six months? I know that I have little influence on the cancer, but if I could choose? Without a doubt: I still want to live long, and not only live but also live well, have fun, learn and love and share, for as long as possible.

"Solution, Catherinette?" I said to myself on my bike ride home. Instead of changing perspective, twirl left and right like a leaf, instead of these crazy future-no-future thoughts that drive me nuts, I can just decide (and I know it's an illusion but it's ok), just decide to have one straight line to follow in the future - a line of thought that allows me to move ahead, a compromise between the countraries, between the "I will be dead in 6 months anyway" and "Perhaps I will be alive in 30 years". Result: "I really want to live at least another seven years to see William go to university."

It's funny but suddenly the idea was clear: "I will try to live another 7 years!" In one sentence, I drew the new story of my life for the coming 7 years. In the expression "I'll try," there is doubt but also hope, and in the goal of "7 years", there is realism and hope that new treatments are available if I live long enough.

I do not think at this stage that I can do much to influence the return of cancer or it's cure. Either the treatments had removed all cells, or they are still alive and will resume their multiplication and attack at any given time. However, I believe it is possible to influence a little the speed of progression of cancer, if it is still there, through physical activity, good nutrition and a healthy lifestyle in general, including the psychologically.

That's why I gather my fear and hope, contradictory feelings and thoughts in a single sentence, an attitude, modest but firm: I will try. This is a temporary solution. Some thoughts on the extreme opposite can now coexist simultaneously in my thoughts, help my decision making, leaving me in peace for the moment, helping me to look straight ahead and move without stumbling at every step.

***

5 commentaires:

Julie a dit…

pas facile effectivement... je viens quand même vous souhaiter une année 2013 remplie d'espoir et de douceur... merci encore une fois pour ce blog qui m'a permis de me sentir moins seule dans ces tristes moments de 2012...

Julie

Unknown a dit…

Meilleurs Voeux en cette nouvelle année 2013, je vis ce cancer plutôt bien! j'ai confiance au traitement bien que dans ma famille il a fait des ravages...
Ce mardi, si tout va bien je fais ma dernière chimio, je continuerai à recevoir pendant quelques mois encore l'avastin.
J’appréhende l’après cancer, je me sens déjà fragile depuis la chimio 5 qui avait été repoussé à cause de mes plaquettes....j'en ai marre de ne pas avoir mes cheveux, presque plus de cils et sourcils!!!!je pense déjà à mon futur proche et j'en ai peur, peur de ne pas réussir à entreprendre vie normale!

Julie a dit…

Natamael nails... on dirait que c'est moi qui a écrit... ma dernière chimio a eu lieu il y a quelques jours et je ne m'est pas sentie si fragile...
et j'ai pas le goût de reprendre le travail et tout ça semble une montagne...
en tout cas... bonne chance!
Jul

Anonyme a dit…

I loved this article. Thank you for opening up so deeply.

Catherine T. a dit…

Bonjour Julie, je n'ai pas toujours répondu à vos derniers messages sur ce blog. Je suis désolée, je m'éloignais petit à petit de l'ordinateur pour reprendre ma vie quotidienne (j'ai arrêté facebook et d'autres choses qui me prenaient trop de temps). Je voulais simplement vous dire que j'espère que vous allez bien. Nous avons eu un parcours en parallèle sans même nous connaitre, et je vous souhaite d'avoir retrouvé une grande partie de vos forces depuis ce message en Décembre. Grosses bises! Catherine