[mes notes personnelles sont entre crochets]
La médiane n'est pas le message, par Stephen Jay Gould
« Ma vie a récemment croisé, d'une
manière toute personnelle, deux boutades célèbres de Mark Twain. L’une dont je
parlerai à la fin de cet essai. L'autre (parfois attribuée à Disraeli), est qu’on
peut convenir de trois formes de mensonge, chacune pire que la précédente: le
mensonge, le sacré mensonge, et les statistiques.
Prenons un exemple type de distorsion de la
vérité par les chiffres - l'exemple aidera à comprendre la suite de mon
histoire. Les statistiques reconnaissent différentes mesures d'une tendance
centrale. La moyenne est le concept habituellement utilisé pour exprimer une norme
générale: les objets sont ajoutés puis divisé par le nombre de leurs
propriétaires (100 bonbons recueillis par 5 enfants le soir d'Halloween, donne
un résultat de 20 bonbons pour chacun, dans un monde équitable). La médiane,
une mesure différente de la tendance centrale, est un point à mi-chemin. Si je
range cinq enfants par la taille, l'enfant représentant la médiane est plus
petit que deux et plus grand que deux autres (qui auront certainement des
difficultés à obtenir leur part moyenne de bonbons). Un politicien au pouvoir
pourrait dire avec fierté: «Le revenu moyen de nos citoyens est de 15.000
dollars par an ». Le chef de l'opposition pourrait rétorquer: «Mais la
moitié de nos citoyens gagne moins de 10.000 dollars par an." Les deux ont
raison, mais aucun ne cite une statistique en usant d'une impassible
objectivité. Le premier invoque une moyenne, le second une médiane. (Dans ce
cas la moyenne est plus élevée que la médiane, car un millionnaire peut
l'emporter sur des centaines de personnes pauvres dans le calcul de la moyenne,
mais il vaut autant qu'un mendiant dans le calcul de la médiane).
[Je ne traduis pas ici un long paragraphe relatif
aux débats politiques et intellectuels de l’époque aux USA]
En juillet 1982, j'ai appris que je souffrais
d'un mésothéliome abdominal, un cancer rare et grave souvent associé à
l'exposition à l'amiante. Quand j'ai repris mes esprits après la chirurgie, la
première question que j'ai posée à mon médecin et chimiothérapeute a été:
« Quelles sont les meilleures publications techniques sur le
mésothéliome? » Elle répondit, avec une touche de diplomatie (la seule
exception qu'elle n’ait jamais faite à sa franchise tranchante), que la
littérature médicale ne contenait rien qui vaille vraiment la peine d'être lu.
Bien sûr, tenter d'éloigner un intellectuel des travaux de littérature
scientifique est aussi efficace que de recommander la chasteté à l'homo sapiens, le plus sexué de tous les
primates. Dès que j'ai été capable de marcher à nouveau, je suis allé tout
droit à la bibliothèque médicale de Harvard Countway et ai entré énergiquement
le mésothéliome dans le programme de recherche bibliographique de l'ordinateur.
Une heure plus tard, immergé par la littérature la plus récente sur le
mésothéliome abdominal, j'ai réalisé, la gorge serrée, pourquoi mon médecin ne
m'avait offert que ce conseil humaniste. La littérature n'aurait pas pu être
plus brutalement claire: le mésothéliome est incurable, avec une mortalité
médiane de seulement huit mois après sa découverte. Je suis resté assis,
étourdi, pendant une quinzaine de minutes, puis j'ai souri et je me suis dit:
alors c'est pour ça qu'ils ne me donnent rien à lire. Puis, mon esprit a
recommencé à marcher, ouf, merci.
Je rencontrai là un cas classique démontrant
qu'un peu de connaissance ne peut jamais faire grand mal. Clairement,
l'attitude a son importance dans la lutte contre le cancer. Nous ne savons pas
pourquoi (sur la base de ma bonne vieille perspective matérialiste, je soupçonne
que les états mentaux envoient des informations au système immunitaire). Mais
si vous comparez des personnes avec le même type de cancer, même âge, classe,
santé, statut socio-économique, et bien, en général, ceux qui ont des attitudes
positives, avec une forte volonté et un but dans la vie, un engagement à
lutter, accompagné d'une réaction contribuant activement à leur propre
traitement et pas seulement une acceptation passive de tout ce que disent les
médecins, ces personnes ont tendance à vivre plus longtemps. Quelques mois plus
tard, j'ai demandé à Sir Peter Medawar, mon gourou personnel scientifique et
prix Nobel en immunologie, ce que serait la meilleure prescription pour battre
le cancer. « Une personnalité optimiste [a sanguine personality, dans le texte original] », répondit-il.
Heureusement (car on ne peut pas se refaire rapidement et dans un but précis),
si j'ai une qualité, c'est bien d'être d'humeur égale et confiant, tout comme
il le disait.
D'où le dilemme pour les médecins voulant
faire preuve de magnanimité: si l'attitude a une telle importance, une conclusion aussi sombre devrait-elle être
annoncée, étant donné que peu de gens ont une compréhension suffisante des
statistiques pour comprendre tout ce que de telles phrases signifient vraiment?
Pendant mes années passées à étudier quantitativement l'évolution à petite
échelle des escargots terrestres des Bahamas, j'ai développé ce savoir
technique - et je suis convaincu que cela a joué un rôle capital dans ma
survie. La connaissance est en effet le pouvoir, selon le proverbe de Bacon.
Le problème peut se résumer ainsi: Qu'est-ce
que «la mortalité médiane de huit mois» signifie en langage courant? Je
soupçonne que la plupart des gens, sans formation statistique, traduisent une
telle phrase par: « Je vais probablement être mort dans huit mois. »
Or c'est exactement ce qu'il faut éviter, d'une part parce que ce n'est pas le
cas, et d'autre part parce que l'attitude a beaucoup d'importance.
Je n'étais pas, bien sûr, enchanté, mais je
n'ai pas lu le texte d'une façon simplifiée non plus. Ma formation technique
m'enjoint à une perspective différente sur la « mortalité médiane de huit
mois ». Le problème est subtil, mais profond - car il incarne une manière
de penser toute particulière à mon domaine d'étude, la biologie évolutionniste
et l'histoire naturelle.
Nous portons toujours avec nous le bagage
historique de notre héritage platonicien qui cherche les formes stables et les
limites déterminées. (Ainsi, nous espérons trouver un « début de la vie »
ou « définition de la mort » qui ne seraient pas ambigües, alors que
la nature souvent se présente à nous comme un continuum irréductible). Cet
héritage platonicien, qui met l'accent sur les distinctions claires et les
entités immuables et séparées, nous amène à interpréter à tort les mesures
statistiques de tendance centrale, l'interprétation appropriée étant au
contraire de prendre en compte les variations, les nuances, et les continua de
notre monde environnant. En bref, nous considérons que les moyennes et les
médianes sont des réalités pures et dures, et la variation qui permet leur
calcul comme un ensemble de mesures transitoires et imparfaites de cette
réalité [essence, dans le texte original]
cachée. Si la médiane était la réalité et la variation autour de la médiane
juste une partie de la méthode de calcul, le « je serai probablement
mort dans huit mois » serait une interprétation raisonnable.
Mais tous les biologistes évolutionnistes
savent que la variation elle-même est la réalité irréductible de la nature, et
non pas des mesures imparfaites de la tendance centrale. Moyennes et les médianes sont des
abstractions. Par conséquent, j'ai regardé les statistiques du mésothéliome
bien différemment - et pas seulement parce que je suis un optimiste qui a
tendance à voir le verre à moitié plein, mais surtout parce que je sais que la
variation elle-même est la réalité. Je devais donc chercher ma place dans cette
variation.
Quand j'ai lu que la médiane était de huit
mois, ma première réaction a été intellectuelle: d’accord, la moitié des gens
vont vivre plus longtemps, maintenant quelles sont mes chances d'être dans
cette moitié ? J'ai lu, pendant une heure de fureur et nervosité, et ai
conclu, avec soulagement: sacrément bonnes. Je possédais chacune de toutes les
caractéristiques conférant une probabilité de survie plus longue: j'étais
jeune, ma maladie avait été reconnue à un stade relativement précoce, je
recevrais le meilleur traitement médical du pays, j'avais beaucoup de raisons
de vivre et je savais comment lire les données correctement et ne pas
désespérer.
Un autre point technique est venu m'apporter
encore plus de réconfort. J'ai tout de suite compris que la distribution de la
variation autour de la médiane de huit mois devrait très certainement avoir ce
que les statisticiens appellent « une courbe étalée à droite ». (Dans
une distribution symétrique, le profil de variation à gauche de la tendance
centrale est une image en miroir de la variation à droite. Dans une
distribution asymétrique, la variation d'un côté de la tendance centrale est
plus étendue. La courbe est dite étalée à gauche si la courbe s'étend vers la
gauche, étalée à droite si elle est plus prolongée sur la droite). La
distribution de la variation devait être asymétrique à droite, raisonnais-je.
Après tout, la gauche de la distribution contient une limite inférieure de zéro
irrévocable (puisque le mésothéliome ne peut être identifié qu'au moment du
décès ou avant). Ainsi, il n'y a pas beaucoup de place pour la distribution à gauche,
qui doit être compressée entre zéro et huit mois. Mais pour ce qui est de la
partie supérieure (courbe à droite), cette moitié peut s'étendre très loin à
droite, pendant des années et des années, même si au final personne ne survit.
La distribution devait donc être asymétrique à droite, et j'avais besoin de
savoir sur combien d'années cette ligne à droite s'étalait - car j'avais déjà
conclu que mon profil favorable faisait de moi un bon candidat pour cette
partie de la courbe.
La distribution était effectivement fortement
asymétrique à droite, avec une longue traîne (bien que mince) qui s'étendait
sur plusieurs années au-delà de la médiane de huit mois. Je ne voyais pas
pourquoi je ne devrais pas être dans cette petite traîne, et je poussai un très
long soupir de soulagement. Mes connaissances techniques avaient aidé. J'avais
lu le graphique correctement. J'avais posé la bonne question et j'ai trouvé les
réponses. J'avais obtenu, selon toute probabilité, le plus précieux de tous les
dons possibles dans les circonstances - un temps considérable. Je n'avais pas
besoin d'arrêter tout et de suivre immédiatement l'injonction d'Isaïe à
Ézéchias « Mets ta maison en ordre car tu vas mourir, et non vivre ».
J'allais avoir le temps de penser, planifier et me battre.
Un dernier point sur les distributions
statistiques. Elles ne s'appliquent qu'à un ensemble prescrit de circonstances
- dans ce cas, à la survie au mésothéliome lorsque les traitements classiques
sont appliqués. Si les circonstances changent, la distribution peut se
modifier. J'ai été placé dans un protocole pour un nouveau traitement
expérimental et, si la fortune me sourit, serai dans la première cohorte d'une
nouvelle distribution avec une haute médiane et une traîne à droite s'étendant
très loin, jusqu'à la mort par des causes naturelles à un âge avancé.
Il est devenu, à mon avis, un peu trop à la
mode de considérer l'acceptation de la mort comme quelque chose qui relève
d'une dignité fondamentale. Bien sûr, je suis d'accord avec le prédicateur de
l'Ecclésiaste qu'il y a un temps pour aimer et un temps pour mourir - et quand
mon écheveau s'épuisera, j'espère faire face à la fin calmement et à ma façon.
En règle générale cependant, je préfère une approche plus martialle, où la mort
est l’ultime ennemi - et je n'ai rien à reprocher à ceux qui se déchainent
vigoureusement contre la mort de la lumière.
Les
épées de la bataille sont nombreuses, et aucune plus efficace que l'humour. Ma
mort a été annoncée à mes collègues, lors d'une réunion en Ecosse, et j'ai
presque eu le plaisir délicieux de lire mon article nécrologique rédigé par
l'un de mes meilleurs amis (ce monsieur a eu des soupçons et a vérifié; il est
également statisticien, et ne s'attendait pas à me trouver si loin sur la traîne
de droite). Pourtant, l'incident m'a permis de retrouver mon premier fou rire
après le diagnostic. Pensez, j'étais à deux doigts de pouvoir répéter la plus
célèbre de toutes les lignes de Mark Twain: « les communiqués de presse
rapportant ma mort sont très exagérés. »
***
Professeur Gould est décédé en 2002 d'un cancer sans rapport avec celui-ci, après avoir vécu plus de 20 ans avec le mésothéliome abdominal.
Cet article est publié en anglais sur le site de Steven Dunn (voir ma page de références).
1 commentaire:
merci Catherine pour ce gros travail de traduction; témoignage touchant, drôle et optimiste
(et ça m'a fait un rappel de mes cours de stats ^^')
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